Jean-Jacques Rousseau : une Lumière en Clair Obscur
Par Benoit Lévesque – Professeur de philosophie
Tout le me monde connait Jean-Jacques Rousseau ou du moins croit le connaître. Comme bien souvent cette connaissance se limite en fait à quelques poncifs, fausses vérités et approximations : la bonté naturelle de l’homme, le mythe du bon sauvage, le peuple guidé par l’intérêt général ou encore l’enfant placé au centre de l’éducation et non le savoir. Né le 28 juin 1712 à Genève, Jean-Jacques Rousseau est par conséquent citoyen suisse et non pas sujet français, même s’il repose au panthéon. « Star » incontestable de la pensée des lumières : Emmanuel Kant disait de lui qu’il était « le Newton du monde moral », Rousseau y occupe cependant une place spéciale. Enfant et génie précoce (il lisait Plutarque à l’âge de sept ans), il est aussi autodidacte, en effet durant son adolescence, il va lire et comprendre tous les grands classiques de la littérature et de la philosophie par lui-même. Farouchement indépendant il va refuser d’être pensionné par le roi Louis XV et deviendra copiste de musique pour subvenir à ses besoins. Il est, incontestablement, l’un des plus grands philosophes et écrivains de son temps, on ne compte plus ses chefs d’œuvre : le Discours sur les Sciences et les Arts, le Discours sur l’Origine et les Fondements de l’Inégalité parmi les Hommes, Julie ou la Nouvelle Heloïse, la lettre à d’Alembert sur les Spectacles, l’Emile, la lettre à Christophe de Beaumont, le Contrat Social, les Confessions, Rousseau Juge de Jean-Jacques ou encore les Rêveries du Promeneur Solitaire. Sans compter une abondante et riche correspondance avec l’Europe éclairée. Mais malgré tout cela Rousseau n’est pas un penseur « mainstream » des lumières, il critique violemment la modernité et ses soi-disant progrès, il a des pages acerbes sur tout ces « monstrueux appareils » de philosophie qui nous empêchent de ressentir et de comprendre la simplicité des choses. Il n’a pas de mots assez durs pour critiquer la duplicité ravageuse entre le paraître et l’être ou encore le fait que l’amour propre (amour que l’on se porte à soi-même en tant que l’on existe dans le regard de l’autre) prenant la place de l’amour de soi (l’instinct de conservation) au sein de la vie en société ait presque entièrement étouffé en nous la pitié naturelle (la répugnance que l’on ressent en contemplant la souffrance de tout être sensible y compris et surtout ceux qui nous sont proches). Bien souvent Rousseau va à contre courant de la pensée de son temps et c’est cette audace de pensée qui lui fera gagner le premier prix de l’académie de Dijon en 1750 lors de la parution de son Discours sur les Sciences et les Arts, le sujet proposé aux candidats était le suivant « Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs ». Plus prosaïquement : les progrès techniques, scientifiques, artistiques et civilisationnels ont-ils fait de l’être humain un être meilleur, les progrès effectués dans les sciences et les arts ont-ils permis des progrès éthiques et moraux. Bien entendu, la réponse classique de l’homme des lumières standard est de dire « bien sûr que oui » et bien Rousseau va affirmer et démontrer l’exact contraire. Au lieu d’un savoir sophistiqué et inutile, Rousseau, lui, préfère la sagesse et la vertu d’une ignorance simple mais solide du vice. Pour Rousseau, en effet, les sciences et les arts (à la fois les techniques et les beaux-arts) naissent du vice, ont le vice pour objet ainsi que pour effet. Les sciences et les arts détruisent la vertu et les remplacent par le vice, telle est la thèse centrale de Rousseau. Une exception cependant à cette règle d’or : les grands esprits. Si les sciences et les arts sont délétères pour la plupart des hommes, elles sont très utiles à des génies tels que Descartes ou Newton. Dans le Discours sur les Origines et les Fondements de l’Inégalité Parmi les Hommes paru en 1755 (qui posait la question de l’origine de l’inégalité parmi les hommes et de son autorisation ou non par la loi naturelle), aussi appelé « second discours », Rousseau va s’attacher à montrer que l’homme à l’état naturel est bon, et non pas qu’il né bon, car il a eu pour guide la nature elle-même justement et que c’est l’état de société qui le corrompt. L’homme à l’état de nature est tout simplement trop bête pour pouvoir être méchant et malfaisant, incapable de relier les idées les unes aux autres, il n’a ni capacités discriminatives, ni sens du jugement. Pour arriver à une telle conclusion il va prendre l’homme à l’état d’être civilisé et lui soustraire tout les artifices que la société lui a apporté à la fois physiquement, psychiquement, moralement et éthiquement, une fois cette opération faite il ne restera que l’homme à l’état de nature : un être simple agissant par des principes qui le sont tout autant et uniquement guidé par l’amour de soi et la pitié naturelle. Homme libre qui peut s’affranchir de son instinct en refusant de suivre ce-dernier (bien souvent pour son plus grand malheur d’ailleurs) il est à part dans le règne du vivant. Une fois les premières pierres des sociétés posées apparaissent la propriété privée ainsi que son cortège d’inégalités et de vices, l’oisiveté et toutes les passions nocives qui en découlent et qui achèvent de dérégler l’être humain en en faisant une créature monstrueuse sans pitié, ne cherchant qu’à s’enrichir au détriment d’autrui et à s’élever au-dessus des autres pour pouvoir mieux les écraser. Tout cela aboutira à une tyrannie au sein de laquelle nous serons tous égaux dans la servitude la plus totale.
Ces deux discours ont eu un retentissement énorme dans l’Europe des lumières, ils apportèrent la célébrité à Rousseau, célébrité qu’il ne voulait d’ailleurs pas et surtout lui créèrent beaucoup d’ennemis dont sa propre paranoïa se nourrit abondamment. Mort le deux Juillet 1778 à Ermenonville dans une solitude presque totale il fut l’un des tous premiers panthéonisé sous la révolution française, le quatorze avril 1794. Le legs de sa pensée est immense, sa critique du progrès avait annoncé ce qui se passerait au XXème siècle, la paléo-anthropologie lui donna raison quant à son analyse de l’homme à l’état de nature. Claude Lévy-Strauss lui-même en fit le « père des sciences humaines ».